Le Dieu de toute chair

Thibault Delacroix

Les immatériels manquants

La parole du Seigneur fut adressée à Jérémie : « Voici, je suis le Seigneur, le Dieu de toute chair. Est-ce que quelque chose est trop difficile pour moi ? (Jérémie 32 :27).

Ce n’est pas vraiment une déclaration surprenante : Il a créé toute chair, elle lui appartient. Mais pour un lecteur insouciant ou sans méfiance, cela pourrait donner l’impression : « Je suis le Dieu (fait de) chair ». Bien sûr, nous savons mieux que cela : Dieu est Esprit. Même les païens, les partisans du Nouvel Âge et les croyants ordinaires de la rue le savent. Ils se décrivent comme « spirituels » parce qu’ils pensent occasionnellement au monde spirituel et y passent même du temps, s’ils en ont les moyens. Le domaine « spirituel » varie d’une âme à l’autre : le mien ne ressemblera pas au vôtre. Mais ils ont tous, j’oserais le dire, une chose en commun : ils ne sont pas là. Ils observent une nette division entre l’esprit et la chair, et encore une chose : quel que soit Dieu, il habite dans un endroit serein, à l’abri des conflits humains, de l’avidité, de la mesquinerie, de l’ambition et de la jalousie. C’est indigne de lui (elle, cela) de s’impliquer dans la moralisation quotidienne ou dans la politique à deux volets, ou même dans le sort des nations. Il (elle, cela) est ce vers quoi nous nous échappons.

Dans cette vision du monde, un Dieu qui s’identifie à l’humanité est quelque chose à échapper depuis.

Comme il a l’air primitif, ce « Dieu de toute chair » de l’Ancien Testament, qui se mêle de politique, de toutes choses ! Disposer les rois sur un échiquier, renverser les nations, faire tomber et relever à des fins obscures. Ou pas toujours si obscur : Il veut être adoré par ceux comme nous. Que toute l’humanité s’incline devant Lui et lui apporte Ses dons et sacrifices de louanges. Pour le « spirituel », Il n’est pas une grande amélioration par rapport à Zeus (par exemple), qui lançait des éclairs lorsqu’il était en colère et pourrait être persuadé d’envoyer de la pluie ou de bonnes récoltes si vous abattiez suffisamment de taureaux. Zeus représentait même une amélioration d’une certaine manière, car à moins qu’ils ne tirent sur sa chaîne, il ne s’intéressait guère à l’âme des hommes. (Les filles étaient une autre affaire, à en juger par les histoires à son sujet.)

Le fait est que Zeus a laissé les humains seuls pour la plupart. Donc (pour la plupart) faites surtout Vishnu, Kali et Bouddha. Ils semblent avoir peu d’intérêt pour nos affaires ou se soucier de nos mesquines ambitions, à l’exception (peut-être) d’un vague signe de tête paternaliste vers un certain état de bien-être dans l’avenir.

Pour la spiritualité commune, quels que soient les dieux, ils sont probablement responsables du monde naturel mais ne s’intéressent pas à ce qui le fait fonctionner. Et cela, selon la marque commune, est comme il se doit. S’impliquer dans le monde est au mieux une curiosité déplacée et au pire une ingérence. Le Grand Esprit ne devrait pas se salir les mains ; même un dieu tel qu’Allah, qui a des goûts et des dégoûts précis à l’égard de l’humanité, serait déshonoré par une réelle implication dans celle-ci.

Les dieux qui ne se mêlent pas semblent être les meilleurs jusqu’à ce que vous en ayez besoin. Une vie spirituelle semble belle, sauf qu’on ne peut pas vraiment y arriver à partir d’ici. Tout l’intérêt de la « spiritualité » est de dépasser tout cela par la méditation, la lévitation ou la concentration.

C’est pourquoi c’est si stupéfiant lorsque le Dieu de toute chair devient réellement le Dieu. de chair, et le Seigneur des hommes devient Fils de l’homme. Comme David le pensait dans le Psaume 139 : « Tu m’encercles, derrière et devant » ; Dieu a tendu une embuscade. Nous sommes encerclés par l’immanence, transformés par la transcendance. Où puis-je fuir ta présence ?

Nous, les humains, en particulier les Américains contemporains, exigeons notre espace, marqué par des frontières invisibles définies par nous-mêmes. Jusqu’ici, et pas plus loinon dit en silence aux inconnus dans le parking (Ne me fais pas face !), aux connaissances rencontrées chez Walmart (Gardez vos mains pour vous), aux collègues de bureau (Je ne veux pas entendre parler de vos problèmes domestiques), même les intimes (Ne me parlez pas avant d’avoir bu ma première tasse de café). Au cours d’une vie normale, ces lignées ne sont envahies qu’à la naissance et à la mort. La naissance, car les bébés n’ont aucun sens de soi et donc aucun respect pour leur espace personnel. La mort, parce que les mourants abandonnent leurs limites à chaque pas vers une impuissance totale où l’espace personnel se dissout.

La naissance et la mort sont précisément les moments où Jésus s’est joint à nous. Le Dieu de toute chair a appréhendé la chair, fusionné avec la chair, épousé la chair, et ne la lâchera jamais, jamais : un scandale pour le spirituel, la vie elle-même pour ceux qui croient.